ORGANISATION SCIENTIFIQUE


Patrick TORT

Avec la collaboration de
Jean GÉNERMONT


La biologie de l’évolution, en cette fin de siècle, doit de nouveau se défendre contre une obstination renaissante de la théologie à tenter de ruiner son crédit.

Non qu’elle soit en péril sur le terrain de la science, où chaque observateur correctement informé pourra constater ses progrès. La grande matrice théorique du transformisme darwinien a traversé en effet d’autres épreuves − scientifiques, celles-là − dont elle est ressortie avec un pouvoir de conviction chaque fois étendu ou régénéré.

Aujourd’hui, le problème est autre. Si la théorie en elle-même n’est plus contestée dans sa validité globale au sein de la communauté des spécialistes, elle est attaquée sur ses flancs par un harcèlement idéologique émanant le plus souvent de sources confessionnelles, politiques ou sectaires utilisant contre elle des arguments élaborés hors de son champ et de sa compétence. Depuis 1995 en effet, une mode anti-darwinienne, déjà implantée dans la conscience courante par des actions médiatiques antérieures, produit ses effets au cœur même de certains périodiques d’information scientifique, à la faveur d’« ouvertures » en direction du « grand public » décidées par des rédacteurs qui estiment plus rentable, face à ce lectorat, la mise en scène de faux débats qu’une information intègre sur les dynamiques effectives de la recherche.

L’opération est adroite, car maniant l’argument de l’anti-dogmatisme pour avantager ouvertement les thèses - parfois plus ou moins clairement anti-transformistes - de prédicateurs isolés que la plupart des scientifiques n’ont jamais considérés comme autant d’interlocuteurs sérieux dans le domaine concerné, et qui arborent leur singularité avec un succès favorisé par la complicité de journalistes plus friands de polémiques à sensation que de partage rigoureux des positivités actuelles de la science. Là encore, plus que la communauté des savants qui se contente trop souvent de hausser les épaules, c’est le public non savant qui est mystifié et trahi.

Le précédent américain nous enseigne que les écoles risquent d’être la prochaine cible.

Les débats-spectacles organisés par de nombreux médias autour de l’évolution présentent un trait commun, qui est de chercher à opposer des spécialistes scientifiques de biologie évolutive à des créationnistes qui acquièrent du même coup aux yeux de l’assistance un brevet de rationalité, une habilitation à s’énoncer sur le terrain de la science. On efface ainsi le caractère non scientifique de la théologie, en même temps que l’on brise un principe méthodologique fondamental de la science, qui est d’exclure de son champ d’examen tout élément d’interprétation extra-naturelle des phénomènes.

Mieux encore : chaque fois que la chose est possible, on choisit comme représentant par excellence du darwinisme, pour l’opposer aux visions créationnistes, un représentant ou un partisan déclaré de telle ou telle version de la sociobiologie anglo-saxonne, et c’est cette caricature qui est offerte à l’appréciation d’un public involontairement séduit par la vivacité des affrontements. Les victimes de cette escroquerie n’auront jamais l’idée de protester.

Le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution a donné un socle encyclopédique à la volonté depuis longtemps amorcée d’une réinstruction du darwinisme sur ses propres fondements, et contre les déformations dont il a été historiquement l’objet. Le Congrès « Pour Darwin » a choisi quant à lui de défendre et d’illustrer sur des bases scientifiques contemporaines la vitalité d’une science contre les résurgences d’un irrationalisme qui menace le droit de chacun à être instruit de ce que sont réellement les connaissances actuelles en matière d’évolution.

PATRICK TORT, JEAN GÉNERMONT


COMITÉ D’ORGANISATION


Jean GÉNERMONT
Génétique des populations. Zoologie
Université de Paris-Sud. Orsay


Michel GILLOIS
Génétique des populations. Modèles mathématiques
Centre de Recherche INRA. Toulouse


Georges GUILLE-ESCURET
Anthropologie biologique. Anthropologie sociale
CNRS. Paris


Philippe JANVIER
Paléontologie
CNRS. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris


Giovanni LANDUCCI
Histoire des sciences
Università degli Studi. Florence


Britta RUPP-EISENREICH
Histoire de l’anthropologie
École des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris


Patrick TORT
Analyse des complexes discursifs.
Philosophie. Épistémologie. Histoire des sciences. Paris
(Direction scientifique et éditoriale)


Invité d’honneur : Jean-Claude PECKER
Astrophysique
Collège de France. Académie des Sciences. Paris


INTERVENANTS AU CONGRÈS

ET RÉDACTEURS DE L’OUVRAGE


ALLARD (Claude). Psychiatrie. Centre Médico-Psycho-Pédagogique. Sainte-Geneviève-des-Bois.

BEAUMONT (André). Anatomie comparée. Université de Paris-Sud XI. Orsay.

BOULIGAND (Yves). Histophysique. Cytophysique. École Pratique des Hautes Études. Université d’Angers.

CLOLS (Josep Gibert). Institut paléontologique « Miquel Crusafont » de Sabadell.

COMBES (Claude). Parasitologie. Biologie et écologie tropicale. Université de Perpignan.

CORDÓN (Faustino). Biochimie. Évolution du métabolisme cellulaire. Niveaux d’intégration du vivant. Fundación para la Investigación sobre Biología Evolucionista. Madrid.

CORDÓN (Teresa). Biochimie. Niveaux d’intégration du vivant. Fundación para la Investigación sobre Biología Evolucionista. Madrid.

CUNCHILLOS (Chomin). Biologie générale. Niveaux d’intégration du vivant. Fundación para la Investigación sobre Biología Evolucionista. Madrid.

DE RICQLÈS (Armand). Anatomie comparée. Université de Paris VII – Denis Diderot. Collège de France. Paris.

DECANG (Alain). Linguistique anglaise. Paris.

DELSOL (Michel). Zoologie. École Pratique des Hautes Études. Faculté catholique des Sciences. Lyon.

DEUTSCH (Jean). Évolution moléculaire. Université de Paris VI Pierre et Marie Curie.

DREUIL (Daniel). Médecine. Histoire de la génétique. Direction Régionale des Affaires Sanitaires et Sociales. Lille.

FLATIN (Janine). Zoologie. École Pratique des Hautes Études. Faculté catholique des Sciences. Lyon.

GALLO (Alain). Éthologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Université Paul Sabatier. Toulouse.

GAULEJAC (Fabienne de). Éthologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Université Paul Sabatier. Toulouse.

GASC (Jean-Pierre). Zoologie. Anatomie comparée. Centre National de la Recherche Scientifique. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

GASSER (François). Génétique physiologique. Institut National de Recherche Agronomique. Toulouse.

GÉNERMONT (Jean). Génétique des populations. Zoologie. Université de Paris-Sud XI. Orsay.

GENESTE (Philippe). Psycho-linguistique. Centre de Formation des Enseignants auprès des Jeunes Sourds. Université de Chambéry.

GERVET (Jacques). Éthologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Université Paul Sabatier. Toulouse.

GILLOIS (Michel). Génétique des populations. Mathématiques biologiques. Institut National de Recherche Agronomique. Toulouse.

GOUX (Jean-Michel). Génétique des populations. Université de Paris VII – Denis Diderot .

GUILLE-ESCURET (Georges). Anthropologie biologique. Centre National de la Recherche Scientifique. Paris.

HIBLOT (Jean-Louis). Histoire contemporaine des mouvances sectaires. Paris.

HOCHMANN (Jacques). Psychiatrie. Psychanalyse. Hôpital Le Vinatier. Lyon. Institut de Traitement des Troubles de l’Affectivité et de la Cognition. Villeurbanne.

HOUDÉ (Olivier). Psychologie cognitive. Université de Paris V – René Descartes.

IGLESIAS DIÉGUEZ (Alfredo). Centro de Investigacións Ramón Piñeiro. Département d’Histoire I de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle.

JANVIER (Philippe). Paléontologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

JEANNEROD (Marc). Neurophysiologie. Université Claude-Bernard. Institut des Sciences Cognitives du Centre National de la Recherche Scientifique. Lyon.

JUNGELSON (Lauraine). Psychologie clinique. Traduction anglaise.

KUPIEC (Jean-Jacques). Génétique des virus. Institut Cochin de génétique moléculaire. CNRS.

LACOSTE (Patrick). Psychiatrie. Psychanalyse. Bordeaux.

LAMOTTE (Maxime). Génétique des populations. Université de Paris VI – Pierre et Marie Curie.

LANDUCCI (Giovanni). Histoire des sciences. Università degli Studi. Florence.

LAURENT (Goulven). Histoire de la paléontologie. Université catholique de l’Ouest. Angers.

LECOINTRE (Guillaume). Ichtyologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

LHERMINIER (Philippe). Génétique animale. Centre National de la Recherche Scientifique. Gif-sur-Yvette.

MOULFI (Mohamed). Histoire des idées sociales. Université d’Oran.

PECKER (Jean-Claude). Astrophysique. Académie des Sciences. Collège de France. Paris. (Invité d’honneur)

QUINIOU (Yvon). Philosophie. Lycée Pierre Mendès-France. La Roche-sur-Yon.

SOLEILHAVOUP (Muriel). Éthologie. Centre National de la Recherche Scientifique. Université Paul Sabatier. Toulouse.

SONIGO (Pierre). Génétique des virus. Institut Cochin de génétique moléculaire. CNRS.

TASSY (Pascal). Paléontologie des Vertébrés. Centre National de la Recherche Scientifique. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

TORT (Patrick). Analyse des complexes discursifs. Philosophie. Épistémologie. Histoire des sciences. Paris. (Direction scientifique et éditoriale)


THÈMES ET ORGANISATION

DES QUATRE JOURNÉES


Première journée (mardi 2 septembre)
L’anthropologie darwinienne : autour du concept d’effet réversif de l’évolution et de ses possibles applications dans les sciences humaines : anthropologie, sociologie, psychologie génétique, psychologie cognitive, psychanalyse, linguistique, éthique, philosophie.

Deuxième journée (mercredi 3 septembre)
Le concept de niveau d’intégration et ses conséquences épistémologiques : biochimie, biologie de l’évolution, neurosciences, psychologie. Analyse du concept de réductionnisme et critique des réductionnismes contemporains. Réflexion autour de l’œuvre de Faustino Cordón.

Troisième journée (jeudi 4 septembre)
Les critiques du darwinisme, passées et présentes. Examen et réfutation de quelques topiques récurrents.

Quatrième journée (vendredi 5 septembre)
Les preuves du darwinisme. Bilan de la biologie de l’évolution. Illustrations et perspectives contemporaines.


PREMIÈRE JOURNÉE


OUVERTURE

PRÉSENTATION GÉNÉRALE DU CONGRÈS

Résurgences
par PATRICK TORT

L’anthropologie darwinienne : autour du concept d’effetversif de l’évolution et de ses possibles applications dans les sciences humaines : anthropologie, sociologie, psychologie génétique, psychologie cognitive, psychanalyse, linguistique, éthique, philosophie.




Patrick TORT

Darwin et la laïcisation du discours sur l’Homme

La résurgence de théorisations anti-transformistes à horizon créationniste succède aujourd’hui, second temps d’un mouvement pendulaire qui règle le retour alterné des idéologies les plus contrastées, à la mode sociobiologique des deux décennies précédentes.

Entre ces deux versions très médiatiques de la réflexion sur la vie, ses origines et son évolution, le spectacle s’organise d’une lutte sans merci pour la conquête des consciences. Ce théâtre naît aux États-Unis et s’exporte. L’Amérique n’est plus « entre la Bible et Darwin ». Elle est entre le créationnisme et la sociobiologie.

La lecture de Darwin est aujourd’hui un préalable à la sortie hors de ce jeu de faux reflets et de fausses équivalences.

À la lumière des analyses et des concepts produits par nous dans plusieurs ouvrages et dans le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, nous examinons et expliquons ici une nouvelle fois les raisons théoriques et historiques pour lesquelles l’œuvre de Darwin, généralement ignorée dans sa lettre comme dans sa logique, a été – et continue souvent à être –, quant aux questions anthropo-sociologiques, interprétée à contresens, donnant ainsi occasion et fondement à bon nombre des faux débats contemporains.

Pour effectuer cette démonstration, il est nécessaire d’expliciter de nouveau les concepts, produits par nous en 1983, d’effet réversif de l’évolution et d’anthropologie darwinienne, et de montrer leur opposition à tout ce qu’un large consensus idéologique non instruit a cru pouvoir tirer en sciences sociales d’une version rigidifiée de la théorie sélective : « darwinisme social », malthusianisme, eugénisme, impérialisme, esclavagisme, racisme « scientifique », inégalitarisme généralisé.

À l’opposé de tout cela, chez Darwin, la sélection naturelle des instincts sociaux et de leurs conséquences altruistes vient dépasser dialectiquement, dans l’histoire des sociétés humaines émergeant à la civilisation, celle des avantages biologiques, et fonder sur le socle d’un continuisme réversif la première généalogie matérialiste cohérente de la morale.





Yvon QUINIOU

Lycée Pierre Mendès-France. La Roche-sur-Yon.

Darwin, l’Église, le matérialisme et la morale

D’un même geste, le Vatican a effectué vers la fin de l’année 1996 un repli dogmatique significatif en reconnaissant la valeur scientifique positive de la théorie darwinienne, et a maintenu cependant ses convictions militantes sur l’essence spirituelle de l’âme humaine, irréductible selon lui à toute explication en termes de biogenèse évolutive. Pour le chef de l’Église catholique, le darwinisme, s’il sortait de sa vocation, désormais reconnue mais aussitôt circonscrite, à rendre raison de l’évolution des seuls organismes, serait un danger pour l’esprit. Il réduirait l’Homme à l’animal, et ne saurait promouvoir une autre morale que celle du triomphe égoïste des plus aptes. L’autorité ecclésiastique entend tracer ainsi, une fois de plus, les limites de la science, mais son information sur la pensée darwinienne souffre de quelques lacunes. Il y a déjà longtemps en effet que Darwin, qui savait quant à lui que la science est obligatoirement matérialiste et ne saurait avancer en respectant des frontières tracées hors de son sein, a répondu à cette objection fort usuelle en produisant dans La Filiation de l’Homme (1871) une généalogie immanente de la morale dont Patrick Tort a décrit le ressort en 1983 sous le concept d’effet réversif de l’évolution. Paraphrasant Tort, on pourrait dire que « par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle sélectionne la morale, qui s’oppose à la sélection naturelle ». La rupture animal/Homme chère au christianisme et à tous les mythes dualistes s’explique, sans sortir du matérialisme, en suivant le cours d’une continuité réversive qui est celle de la sélection naturelle favorisant les instincts, sentiments et comportements sociaux. L’ontologie qui en résulte d’une façon naturelle est ainsi, on moins naturellement, scientifique, et, non moins naturellement, matérialiste. Les conséquences de cette révolution anthropologique livrée par la lecture de Darwin sont, aujourd’hui, d’une importance incalculable, et ne laissent qu’une place rhétorique aux arguments ordinaires des partisans de la transcendance éthique.





Philippe GENESTE

Centre national de Formation des Enseignants auprès des jeunes Sourds. Université de Chambéry.

Ontogenèse du langage et effet réversif de l’évolution

L’étude de l’acquisition du langage chez l’enfant francophone nous a montré que durant ses premiers essais linguistiques l’enfant navigue au fil des vocables, imite, improvise, fabrique du discours. Au cours de ces premiers pas, l’enfant reste rivé à la situation, captivé par l’expression. Se superposent alors, sous une tension expressive unique, un mouvement de représentation perceptivo-cognitive et un mouvement d’imitation verbo-phonique dit de la « trouvaille sonore ».

En revanche, lorsque l’enfant atteint le signe, les deux mouvements cessent d’être mêlés pour s’ordonner (le signe est constitué d’une ordination de mouvements). Pourquoi ? Parce que l’enfant s’est fait, entre-temps, d’entre les mots, un fabricateur / concepteur de langue, et les représentations cognitives se sont installées dans des schémas verbaux où la représentation précède toujours l’expression.

Récapitulons : au départ l’expression-représentation forme un même mouvement (à l’avènement du premier mot, ce mouvement est celui d’une tension expressive) ; à l’arrivée, une ordination s’est instituée, la représentation précédant l’expression. Au début tout est discours ; puis, à un point culminant du processus de l’évolution, qui est à cette échelle l’acquisition du langage, survient la domination de la langue. Entre ce commencement et ce point d’arrivée (provisoire) existe une période de transition de l’un à l’autre qui se rapporte à un seuil révolutif présent – c’est-à-dire rejoué – dans tout acte de langage.

En effet, un acte de langage, dans la communication entre adultes par exemple, acte qui suppose toujours une intention ou visée, est une zone de passage de la langue au discours, et de la représentation à l’expression. Or il y a là, réunies en un seul acte, deux activités hétérogènes relevant de deux sciences, la psycho-systématique (étude des systèmes qui constituent la langue) et la psycho-sémiologie (étude du rapport du signe à ses formes physifiées). Dans le passage de l’une de ces activités à l’autre, il y a bien franchissement d’un seuil révolutif (du mental au physifié, du virtuel à l’actuel...) au cours d’un acte fait de continuités.

Nous voyons dans le passage de l’emprise du discours à l’emprise de la langue une analogie qui se fera éclairante avec l’effet réversif de l’évolution révélé et analysé par Patrick Tort. À force de se construire en discours, le sujet se construit en langue : la perspective du langage s’est inversée tout en se rejouant à des niveaux hétérogènes de l’acte de langage. En effet l’acquisition du langage est une illustration in vivo du procès d’institution de la langue chez et par le sujet humain en interactions sociales, illustration de la marche progressive à la virtualisation croissante des mécanismes linguistiques.





Mohamed MOULFI

Instituts de Philosophie et de Sociologie. Université d’Oran.

Intérêt et limites du paradigme darwinien quant à la philosophie de l’histoire

Articulée autour du concept d’effet réversif de l’évolution mis en évidence à partir de 1983 par Patrick Tort, l’anthropologie darwinienne est indissociable de la tendance qu’elle découvre au cœur du procès de civilisation, et qui en fait, à l’écart de toute « philosophie de l’histoire », une anthropologie historique potentiellement capable de penser, par-delà les vieilles antinomies dualistes, le rapport réel (évolutif) du biologique et du social.

Sur ce terrain, l’entreprise darwinienne, si peu comprise qu’elle ait été avant une période toute récente, emprunte néanmoins, comme à bien d’autres sources et domaines, des éléments notionnels et méthodologiques à des écoles et à des systèmes philosophiques établis ou en cours de formation.

Dès lors que les fondements comme les déformations des théories de Darwin touchant au champ culturel semblent aujourd’hui rigoureusement assignés, il devient possible d’examiner les croisements épistémologiques éventuellement féconds que suggèrent les conceptions darwiniennes, tant sur le plan de l’éthique que sur celui de l’histoire des civilisations. Nous chercherons donc ici à formuler quelques hypothèses concernant l’intérêt de ce que l’on appellera commodément le « paradigme civilisationnel darwinien » face aux problématiques ordinaires des « philosophies de l’histoire ».





Patrick LACOSTE

Psychiatre-psychanalyste. Bordeaux.

Le devenir psychique de l’humain
Versions freudiennes et réversivité darwinienne

Comment l’anthropologie générale issue des théorisations psychanalytiques rencontre-t-elle l’anthropologie déductible des théories de Darwin ?

La famille comme forme communautaire avantageuse, la névrose en tant qu’acquisition, le destin supposé des affects inconscients, toutes ces notions freudiennes mettent en perspective l’utilité des fictions d’origine pour la conception d’un appareil psychique en devenir. Le postulat d’un refoulement utile (et pas seulement pathogène) et le concept de pulsion de mort semblent souscrire à un principe de sélection naturelle.

En prenant appui sur le concept de l’« effet réversif de l’évolution » défini par Patrick Tort, nous débattrons des niveaux d’intégration psychique requis par l’usage freudien du darwinisme.





Daniel DREUIL

Direction Régionale des Affaires Sanitaires et Sociales de la Région Nord-Pas-de-Calais.

Le concept d’idéologie spécifique
Essai d’analyse à partir du cas du « darwinisme social »

Le concept d’idéologie a été longtemps délaissé par les sciences sociales en raison de sa polysémie et des conflits d’interprétation auxquels il a donné lieu. À la suite de travaux contemporains, une nouvelle approche de ce concept est permise, autour d’analyses plus fines d’idéologies spécifiques d’une part, et, d’autre part, d’une tentative de compréhension plus large de l’histoire et de la généalogie idéologiques.

Le cas du « darwinisme social », en tant qu’idéologie spécifique de la biologie, peut constituer un bon échantillon d’étude. À partir d’une analyse critique de ses différents avatars (en particulier sous la forme d’idéologies scientifiques contemporaines : idéologie du fardeau génétique dans les années 50, sociobiologie dans les années 80...), il est possible de montrer qu’il existe, dans un jeu d’alternances et de filiations transparentes, une longévité et une portée concrète surprenante de l’idéologie initiale jusqu’à nos jours. C’est ainsi que les prémisses du « darwinisme social » demeurent, dans nos sociétés contemporaines, comme quelques-unes des « évidences naturelles » qui organisent (ou qui menacent d’organiser, ou de diviser), en tant qu’idéologies, notre espace social.





Jacques GERVET et Muriel SOLEILHAVOUP

Laboratoire d’Éthologie et de Physiologie animale. CNRS. Université Paul Sabatier. Toulouse.

Darwinisme et éthologie : le rôle du comportement dans l’évolution

À la différence des modèles antérieurs de l’évolution, et notamment de celui de Lamarck, le modèle darwinien se caractérise par une distinction de principe entre l’apparition d’une petite différence entre individus, d’emblée héréditaire, et son extension progressive éventuelle à l’ensemble de la population par le biais de la sélection naturelle. La théorie synthétique de l’évolution a, durant une certaine période, systématisé cette distinction en rapportant tout mécanisme évolutif au couple mutation-sélection, fonctionnant sous le double signe du « hasard » et de la « nécessité », selon la formule de Jacques Monod. En des termes inusités du temps de Darwin, on pourrait dire que cette distinction oppose des éléments génétiques, dans leur principe transmis à la descendance, et la dynamique d’une population au sein de laquelle des facteurs écologiques modulent les taux reproducteurs des divers variants génétiques en présence.

Le comportement, objet d’étude de l’éthologie, est une structure phénotypique, et à ce titre se lie à ces deux niveaux : des variations différentes peuvent résulter de différences génétiques, mais l’expression du comportement est un élément primordial de l’interaction avec l’environnement, et donc de l’écologie de l’espèce. Dès lors le rapport que son étude entretient avec celle de l’évolution comporte deux aspects :

•  Recherche des facteurs sélectifs qui ont modelé le comportement et l’ont conduit à sa forme actuelle. Cette étude repose sur l’analyse fonctionnelle des traits de comportement observés aujourd’hui dans le milieu naturel, et constitue l’écologie comportementale.

•  Recherche de la façon dont l’explicitation du comportement retentit sur le mode de transmission différentielle des traits génétiques d’une génération à l’autre. Cette voie, moins clairement systématisée en une discipline distincte, inscrit l’éthologie dans une biologie des populations. Cet aspect novateur et le caractère inachevé de sa théorisation nous ont conduit à privilégier son étude.





Alain GALLO et Fabienne de GAULEJAC

Laboratoire de Neurologie et Comportement. Université Paul Sabatier. Toulouse.
Darwin et la polysémie du milieu

Les écologistes considèrent que l’habitat d’une espèce peut être défini par référence à des facteurs climatiques, édaphiques et biotiques.

Parmi ces facteurs, certains, non répétitifs, ne semblent pouvoir induire aucune adaptation individuelle : leurs effets sont qualifiés de « catastrophiques » ; ils s’imposent aux représentants de l’espèce quel que soit le niveau de développement psychique qu’ils ont atteint. La plasticité de l’organisme et ses capacités cognitives leur permettent, au contraire, une latitude par rapport à d’autres facteurs.

À une conception physicaliste du milieu s’oppose d’autre part une conception dite « écologique » (Gibson) qui définit d’une manière exclusive tout objet de l’environnement d’un être vivant par rapport aux comportements de ce dernier. Dans une telle perspective, l’« affordance » d’un objet renvoie uniquement à la nature des comportements qui lui sont normalement appliqués.

Il résulte de ces considérations que le milieu est une notion polysémique. Ses différentes significations constitueront le fil directeur de notre lecture des thèses darwiniennes.





Philippe LHERMINIER

Laboratoire de Biologie et de Génétique évolutives. CNRS. Gif-sur-Yvette.

La fécondation altruiste
Fondement génétique de la collaboration réciproque

L’altruiste serait selon certains un égoïste rusé qui aide son semblable comme un autre soi-même.

Tout naturellement, le soin prodigué à la progéniture apparaît comme l’archétype de ce transfert. L’individu se dispense généreusement pour sa propre famille. C’est ainsi que les scénarios de sélection de parentèle exploitent jusqu’à l’aversion le clonage autosélectionné des aptitudes parentales et ses formes dérivées. Mais ils ne dépassent l’égoïsme individuel que pour l’élever au familial.

De son côté, la coopération réciproque entre étrangers est consignée dans des exemples marginaux : Oiseaux sentinelles, symbioses pittoresques... Alors que la fécondation elle-même n’est qu’une immense collaboration.

L’accointance réciproque et coadaptée des conjoints, l’équivalence des apports gamétiques et des gains, l’extraordinaire finesse des systèmes de reconnaissance spécifique font de la fécondation le principe de toute coopération biologique. Altruisme sexuel et germinal, certes, mais impliquant un ajustement précopulatoire éthologique et organique qui domine la vie de l’individu. Même si la coopération se borne à un lâcher concomitant de gamètes en mer, ou à un coït où chacun n’est pour l’autre qu’une ressource sexuelle, tous les termes d’une coaptation collective étendue à l’espèce entière sont présents dans la fécondation altruiste.

Cela étant, et comme le montre Patrick Tort dans sa réflexion sur l’anthropologie de Darwin, le contenu moral de l’évolution humaine, auquel on ne peut éviter de penser, n’est pas explicité par une réduction biologique simpliste, mais peut en avoir la forme logique.





Patrick TORT
Directeur du Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution aux Presses Universitaires de France.

Claude ALLARD
Centre Médico-Psycho-Pédagogique. Sainte-Geneviève des Bois.


Présentation de
ESQUISSE BIOGRAPHIQUE D’UN PETIT ENFANT
de Charles DARWIN
(1877)
Traduit par Alain DECANG




Patrick TORT

Présentation de
ESSAI POSTHUME SUR L’INSTINCT
de Charles DARWIN
(1883)
Traduit par Lauraine JUNGELSON


DEUXIÈME JOURNÉE


Le concept de niveau d’intégration et ses conséquences épistémologiques : biochimie, biologie de l’évolution, neurosciences, psychologie. Analyse du concept de réductionnisme et critique des réductionnismes contemporains. Réflexion autour de l’œuvre de Faustino Cordón.





Olivier HOUDÉ

Laboratoire de Psychologie du Développement, CNRS. Université René Descartes (Paris V).

Psychologie cognitive de l’inhibition et « darwinisme neural-mental »

Le concept d’inhibition connaît depuis le début des années 1990 un souffle nouveau en psychologie cognitive, simultanément en France et en Amérique du Nord. Dans le cadre de ce courant de recherche, nous avançons la thèse selon laquelle le développement cognitif ne peut se réduire aux processus de coordination-activation d’unités structurales (comme c’est le cas dans la théorie structuraliste de Jean Piaget et dans les modèles néo-structuralistes des années 1980), mais que se développer, c’est aussi et souvent inhiber une structure ou une notion concurrente (Houdé, 1995).

Cette approche, qui met l’accent sur les processus de sélection-inhibition, est illustrée par quatre exemples expérimentaux, du bébé à l’adulte : la construction de l’objet, le nombre, la catégorisation et le raisonnement.

Le modèle neurobiologique actuel qui rend le mieux compte de ces données psychologiques est celui du « darwinisme neural-mental » (défendu en France par Jean-Pierre Changeux), où la dynamique de l’ontogenèse neuronale et cognitive est expliquée par un mécanisme de variation-sélection.





Marc JEANNEROD

Université Claude-Bernard et Institut des Sciences cognitives du CNRS. Lyon.

Neurones darwiniens, darwinisme neuronal

Les fonctions cognitives interviennent pour une large part dans l’adaptation des individus à leur environnement. La description de ces fonctions en termes biologiques est donc une étape indispensable pour quiconque espère formuler une hypothèse sur l’adaptation et en comprendre les mécanismes.

Plusieurs modèles plausibles des interactions entre le niveau biologique (le cerveau et son fonctionnement) et le niveau cognitif seront envisagés. Une attention particulière sera portée à ceux qui expliquent le fonctionnement nerveux et la production des états cognitifs par des processus de sélection et de stabilisation exploitant la variabilité interindividuelle.

Bien que ces mécanismes sélectifs de l’adaptation individuelle possèdent une cinétique et une constante de temps différentes des processus en jeu dans l’évolution des espèces, ils semblent tous deux reposer sur des principes communs. On tentera de formaliser ce rapprochement entre darwinisme et « biologie de la conscience » au sens d’Edelman.





Jacques HOCHMANN

Institut de Traitement des Troubles de l’Affectivité et de la Cognition (CHS Le Vinatier). Villeurbanne.

Quand réduire, c’est séduire

Un courant dominant de la psychologie américaine plaide en faveur d’une « approche exclusivement naturaliste de l’esprit » défendant le modèle d’un homo cognitivus dont la conscience serait enfin expliquée par un réductionnisme biologique strict, un « éliminativisme », forme moderne de l’épiphénoménisme. Ce projet s’entoure d’une rhétorique dont l’une des fonctions principales semble bien être de séduire les organes décisionnels des financiers de la recherche et d’assurer pour les psychologues un partage du pouvoir que notre société accorde aux représentants des sciences bio-médicales « dures ».

En opposition à ce courant, nous proposons de rester fidèles à un « dualisme méthodologique » qui considère le « corps » et l’« esprit » non comme deux substances hétérogènes, mais comme relevant de deux niveaux d’investigation différents. Ce principe s’oppose à ce que l’être humain soit envisagé comme une monade, et réaffirme qu’il se constitue dans sa relation à un autre, position qui contredit donc le « solipsisme méthologique » préconisé par certains cognitivistes (par exemple Fodor). Enfin, contre un darwinisme mal entendu qui prétendrait que l’Homme a, par la raison, définitivement triomphé de ses inadaptations résiduelles, il regarde celui-ci comme un sujet divisé qui contient en lui-même son propre antagoniste.





Chomin CUNCHILLOS

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista. Madrid.

Introduction à la théorie des niveaux d’intégration

Le concept de « niveau » paraît aujourd’hui familier au biologiste, comme à la plupart des représentants des sciences de la nature au sens le plus large. Les racines de ce concept sont doubles : théoriques, dans leur lien avec les doctrines atomistes, et empiriques, car tributaires des données livrées par les sciences des XIXe et XXe siècles, lesquelles ont révélé l’existence et étudié le comportement de particules relevant de divers degrés de complexité (particules subatomiques, atomes, molécules, cellules) qui permettent de fournir des explications « atomistes » ou « particulaires » de phénomènes physiques, chimiques ou biologiques.

L’interprétation la plus répandue du concept de « niveau », due à L. von Bertalanffy, est communément acceptée, aussi bien par les physiciens et les chimistes que par les biologistes. Cette interprétation plonge ses racines dans la doctrine atomiste développée par Leucippe et Démocrite (Ve siècle av. J.-C.), et en tant que telle présente les mêmes contradictions que celle-ci au regard de thèmes qui depuis vingt-cinq siècles n’ont rien perdu de leur prégnance : valeur du réductionnisme, du déterminisme ou de la téléologie, signification scientifique du hasard.

Faustino Cordón a développé, presque en même temps que von Bertalanffy mais d’une manière indépendante, sa propre théorie des niveaux d’intégration de la matière, beaucoup moins connue à ce jour. Son travail se fonde sur les mêmes données que celles de von Bertalanffy, mais son interprétation s’accorde plus avec l’atomisme d’Épicure (IVe-IIIe siècle av. J.-C.) qu’avec celui de Démocrite.

Dans cet essai, qui tente d’être une première approche de la théorie construite par Faustino Cordón, nous examinons les contradictions attachées aux concepts de réductionnisme, de téléologie et de hasard à la lumière de ces deux versions du concept de « niveau ».





Chomin CUNCHILLOS

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista.

La conception de la protéine catalyseur et sa critique à partir de la théorie des unités de niveaux d’intégration

La fonction enzymatique accomplie par les protéines globulaires qui gouvernent les transformations métaboliques a été traditionnellement interprétée comme une catalyse moléculaire.

Cette interprétation présuppose que l’enzyme accélère les transformations chimiques au sein desquelles elle intervient sans perte de matière ni d’énergie, i.e. sans modifier son point d’équilibre. Cependant, les données livrées par la biochimie sur les mécanismes intimes des transformations métaboliques, leur dépendance par rapport à la température, la durée de vie moyenne des enzymes, etc., semblent contredire une telle conception.

L’interprétation que donne la théorie des unités de niveaux d’intégration, développée par Faustino Cordón, des protéines globulaires comme unités d’un niveau d’intégration intermédiaire entre le niveau moléculaire et le niveau cellulaire permet d’envisager le problème de la « catalyse enzymatique » d’une façon nouvelle. Une première conséquence de cette conception est que, devant la diversité des mécanismes enzymatiques évoqués pour décrire les différentes transformations métaboliques, Cordón développe un modèle général de la transformation métabolique et, corrélativement, un modèle de représentation de celle-ci. Ces modèles s’appliquent à tous les cas connus, ce qui, entre autres conséquences, rend possible l’analyse comparée des transformations métaboliques et, par là même, la reconstruction de leur développement évolutif.





Faustino CORDÓN

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista.

Comment se sont formés les êtres vivants des différents niveaux d’intégration

On exposera ici ce qu’ont en commun les processus d’émergence du premier basibionte (être vivant du premier niveau d’intégration), de la première cellule et du premier animal : chacun des trois surgit d’une association néo-hétérotrophe culminante d’êtres vivants du niveau immédiatement inférieur se trouvant en présence d’un aliment plus complexe qui la conduit de l’aliment propre du niveau inférieur à l’aliment propre du niveau supérieur. Chacun de ces processus est impulsé par l’avantage sélectif qui, à chaque étape évolutive, détermine le fait que l’agent tente d’expérimenter un aliment un peu plus intégré.





Chomin CUNCHILLOS

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista.

Les grands axes de l’évolution du métabolisme cellulaire

L’une des applications les plus importantes de la théorie des unités de niveaux d’intégration développée par Faustino Cordón est l’interprétation qu’il donne à partir d’elle des transformations métaboliques.

Malgré la diversité des mécanismes enzymatiques assignés aux différentes transformations qui se produisent dans le métabolisme cellulaire, l’interprétation de Cordón, de même que son modèle de représentation ordonnée de la transformation métabolique, est applicable globalement et cas par cas. À partir de ce modèle, il a été possible de procéder à une analyse comparée des transformations métaboliques qui a permis d’élaborer le premier modèle de développement phylogénétique du métabolisme cellulaire (Cordón, 1990).

Nous présentons et discutons ici la méthode utilisée, ainsi que les grandes lignes du développement phylogénétique du métabolisme cellulaire proposées par cet auteur.





Teresa CORDÓN

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista.

La cellule comme unité de second niveau biologique

Nous nous proposons ici : 1. d’effectuer la critique de la conception de la cellule comme système de molécules libres, et 2. d’interpréter la cellule et son métabolisme à partir de la théorie des unités de niveaux d’intégration.

• Les données empiriques et expérimentales sur le soma cellulaire indiquent qu’il est constitué par des protéines coordonnées dans l’espace et dans le temps, lesquelles se sont différenciées en séries élémentaires de dégradation et en séries élémentaires de cycles de réserve.

• Les données empiriques et expérimentales sur le métabolisme montrent que sa fonction est de créer un gradient de concentration de dioxyde de carbone produisant un mouvement d’eau dirigé qui attire des molécules alimentaires et élimine des résidus métaboliques.

• Les données concernant la membrane cellulaire et la régulation du métabolisme suggèrent un modèle de la cellule comme unité à partir d’un soma de protéines : 1. L’ensemble des séries de dégradation établit le gradient de concentration de CO2 à chaque instant du cycle métabolique et, par conséquent, l’intensité de l’action présente ; le champ de pH commun de part et d’autre de la bicouche lipidique associée aux complexes respiratoires constitue le stimulus cellulaire efférent, qui guide l’intensité de l’action ; 2. L’ensemble des cycles de réserve indique si le volume d’aliment obtenu dans l’action précédente est égal, inférieur ou supérieur à celui attendu (suivant le mouvement de molécules de réserve à chaque « moment » métabolique) ; le champ de pH commun de la bicouche lipidique associée aux ATPases est le stimulus cellulaire afférent, qui reflète l’effet réel de l’action antérieure sur l’aliment, et, par là même, l’état du milieu.

De la composition des stimulus cellulaires efférent et afférent (le contraste entre l’attendu et l’obtenu) surgit l’unité cellulaire, comme un champ de pH éphémère, capable d’évaluer l’effet favorable ou défavorable de l’action précédente sur l’aliment et de régler l’intensité de la nouvelle action (qui se convertira en stimulus cellulaire efférent du prochain « moment » métabolique).



Teresa CORDÓN

Fundación para la Investigación sobre Biología evolucionista.

L’origine de l’animal

Pour appliquer la théorie des unités de niveaux d’intégration à la question biologique concrète de l’origine de l’animal, on propose ici les étapes évolutives suivantes (avec les avantages sélectifs correspondants), par lesquelles une petite association de phagocytes (analogue à la larve de planula actuelle) culmine dans le premier animal.

1. Le surgissement de l’action animale. L’adaptation à l’aliment animal (pluricellulaire) transformerait la petite association mobile de phagocytes en une gastrula sessile et contractile. Les cellules phagocytaires se différencieraient en digestives et nerveuses (sensorielles ou motrices).

2. Le surgissement du stimulus animal. L’augmentation de taille de l’aliment déterminerait la disposition d’ensembles de neurones en faisceaux parallèles, avec la conséquence d’établir un champ magnétique commun qui permettrait une coordination plus rapide entre eux : le stimulus cellulaire, qui organiserait des actions mécaniques pulsatiles plus efficaces.

3. La différenciation du stimulus animal afférent et efférent. A) la différenciation des neurones efférents, dont l’ensemble établirait le stimulus cellulaire efférent (champ magnétique commun manifestant l’intensité de l’action présente), et B) la différenciation des neurones afférents, dont l’ensemble établirait le stimulus cellulaire afférent (champ magnétique commun manifestant le changement que l’action précédente a provoqué sur l’aliment), permettraient que l’association manipule un aliment pluricellulaire d’un volume chaque fois plus variable et discontinu.

4. L’origine de l’animal : comme un champ magnétique éphémère résultant de la composition des stimulus efférent et afférent (le contraste entre l’attendu et l’obtenu), qui prend conscience de l’effet favorable ou défavorable de l’action antérieure.


TROISIÈME JOURNÉE


Les critiques du darwinisme, passées et présentes. Examen et réfutation de quelques topiques récurrents.





Giovanni LANDUCCI

Département de Philosophie. Université de Florence.

Darwinisme et théologie catholique entre le XIXe et le XXe siècle

La longue liste des adversaires de la théorie darwinienne de l’évolution comprend de nombreux exégètes, théologiens, philosophes catholiques et protestants, européens et américains. Chacun d’eux a interprété et jugé de son point de vue les conceptions de Darwin et de ses successeurs. L’exégète s’est souvent demandé si elles étaient conciliables avec les Saintes Écritures ; le théologien a parfois voulu prouver qu’elles étaient susceptibles de s’accorder avec le dogme de la Création ; le philosophe s’est interrogé avec constance sur les rapports entre sa discipline (qu’il s’agît de scolastique ou de néo-scolastique, de méthode de l’immanence ou de personnalisme, des nouvelles perspectives épistémologiques ouvertes par Mach, Boutroux, Poincaré ou du pragmatisme, etc.) et les sciences biologiques en général.

De cette réflexion multiple, qui eut pour site institutionnel les congrès des scientifiques catholiques et pour lieu de confluence le mouvement composite du modernisme, naquirent de nouvelles formes d’apologétique, tantôt liées à l’« hypothèse » polyphylogénétique, tantôt inspirées des formalisations géométriques, tantôt animées par un certain kantisme moral qui cherchait à s’accommoder avec les théories psychogénétiques de Baldwin, tantôt fondées sans détour sur l’analyse matérialiste et « darwinienne » du sentiment religieux. Lors de la condamnation du modernisme, cette réflexion, tout au moins dans le monde catholique, fut paralysée pour plusieurs décennies.

Nous nous proposons de démontrer :

• que dans la seconde moitié du XIXe siècle et au-delà, en Europe et aux États-Unis, nombreux furent les croyants qui acceptèrent telle ou telle doctrine évolutive sans problèmes de conscience ;

• que la discussion autour de ces doctrines a représenté un grand moment de réflexion à l’intérieur même des Églises instituées.





Jean-Michel GOUX

Professeur honoraire à l’Université de Paris VII. Laboratoire de Génétique des Populations.

L’Origine et La Genèse

Darwin et Mivart

Si les objections adressées à la théorie darwinienne présentent le plus souvent un caractère expressément scientifique, leur motivation est, dans de très nombreux cas, principalement théologique, ce qui se comprend si l’on garde en mémoire le rôle essentiel que cette théorie a joué dans ce que l’on a nommé la « naturalisation de la science » et, plus largement encore, la sécularisation de la pensée européenne au XIXe siècle.

Le livre de Saint George Jackson Mivart On the Genesis of Species (1871), est à juste titre considéré par les historiens comme un recueil à peu près complet de toutes les critiques avancées par divers auteurs à l’encontre de la théorie sélective dans les années 1860. Il est en même temps d’une remarquable lucidité sur le plan philosophique, et d’une appréciable franchise sur le plan théologique. L’ouvrage est d’ailleurs d’autant plus intéressant que son auteur, un éminent zoologiste catholique, élève de Richard Owen et de Thomas Henry Huxley, admet l’idée de l’évolution des organismes.

Nous tenterons d’évaluer, dans le contexte de l’époque, le poids de ces objections, et notamment leur emprise sur Darwin lui-même, qui leur consacre en 1872 un chapitre spécial dans la sixième édition de L’Origine des espèces.





Patrick TORT

Directeur du Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution aux Presses Universitaires de France.

Modèles et stratégies d’une synthèse négative : l’anti-transformisme de Vialleton

En 1929, l’année même de sa mort, le zoologiste, embryologiste et histologiste français Louis Vialleton publie dans un volume intitulé L’Origine des êtres vivants un essai de présentation synthétique des principaux arguments opposables à la théorie transformiste.

À partir de motifs argumentatifs stratégiques empruntés tour à tour à Cuvier, von Baer, Agassiz, Mivart et Bergson, et d’une inspiration philosophique globale issue de Platon, d’Aristote et de l’ancien préformationnisme, Vialleton tisse laborieusement un système tendu entre la nécessité de prendre en compte les avancées positives de la biologie de l’évolution – dont il n’accepte profondément qu’une dynamique adaptationnelle de type lamarckien limitée aux bas taxons – et celle de combattre leur « interprétation » transformiste.

Ce faisant, il laisse apparaître la composante finaliste d’un discours lui-même finalisé par le sauvetage adaptatif d’une doctrine remaniée de la création séparée non des espèces, mais des grands « types d’organisation », réinstallant le fixisme au niveau des catégories élevées de la classification naturelle, celles qui correspondent à des « idées créatrices » de formes fondamentalement immodifiables.

La volonté de parcourir l’ensemble des champs concernés de l’histoire naturelle et de la biologie donne à cette argumentation négative une allure de synthèse qui fait d’elle un carrefour de répétitions : répétition des fondements morpho-anatomiques du fixisme (loi cuviérienne de corrélation), répétition des lois embryologiques baeriennes et de leur opposition à la théorie de la récapitulation, répétition aménagée de certains motifs de la théologie naturelle agassizéenne, répétition de l’objection de Mivart concernant l’impossibilité mathématique de la sélection d’une variation commençante, répétition du modèle platonicien de l’Idée et du modèle aristotélicien de la Forme et de la Fin (télos), répétition de l’objection « mathématique » de Bergson répétant lui-même celle de Mivart, répétition larvée du préformationnisme des anciennes théories de la génération exporté sur l’échelle paléontologique.

Autant de motifs hautement réitératifs entre lesquels la cohérence se perd, mais que l’on retrouve toutefois, épars ou réunis, le plus souvent hors de toute conscience claire de leur provenance exacte, dans les discours scientifiquement marginaux qui composent l’anti-transformisme contemporain.





Michel DELSOL et Janine FLATIN

Laboratoire de Biologie générale de la Faculté Catholique des Sciences.

Laboratoire d’Étude du Développement post-embryonnaire des Vertébrés inférieurs de l’École Pratique des Hautes Études. Lyon.


Qu’est-ce qu’une grande théorie biologique ?

À propos des erreurs de Michael Denton

Le succès relatif de l’ouvrage de M. Denton Evolution: A Theory in crisis (1985, trad. fr. 1988), auprès du public non biologiste nous conduit à présenter un examen rapide de ce livre qui, à la fin du XXe siècle, réinstalle face à la théorie darwinienne et à ses développements scientifiques contemporains une série d’objections dont P. Tort a montré qu’elles étaient la pure et simple réitération des principales critiques adressées à Darwin dans le dernier tiers du siècle précédent.

Cette persistance symptomatique, lisible dans le non-progrès et la répétition, fournit l’occasion d’interroger par contraste les caractères généraux et la démarche des grandes théories biologiques.

Il n’est guère original, mais il demeure utile de rappeler que la science n’est pas seulement une accumulation de connaissances, et que la tâche du scientifique ne se borne pas à décrire et à mesurer des faits. Elle consiste également à tenter de les relier suivant un principe de cohérence, et de construire par cette voie des théories qui aident à comprendre la nature et les processus réellement à l’œuvre au sein de ce que l’observateur étudie.

Cependant, la nature du matériel observé − en l’occurrence les espèces vivantes et les catégories entre lesquelles on a coutume de les répartir, Classe ou Ordre par exemple − est si complexe que la biologie actuelle est encore très loin d’avoir réalisé à son endroit l’analogue de la classification proposée par Mendeleïev pour les éléments chimiques.

En dépit de cette complexité, les biologistes ont réussi à construire la théorie du fait évolutif, théorie consistante et ouverte, en cohérence avec l’incessant accroissement des données, et qui permet tout ensemble d’identifier exemplairement en elle la structure des grandes théories biologiques, et de réfuter sans beaucoup de peine les stéréotypes argumentatifs de l’anti-transformisme.





André BEAUMONT

Anatomie comparée. Université de Paris-Sud. Orsay.

Michael Denton, l’anatomie comparée et l’évolution

Considérant dans son ouvrage Évolution : une théorie en crise (1985) qu’« une séquence parfaite de formes intermédiaires parfaitement fonctionnelles entre deux espèces est l’une des deux conditions pour montrer que ces espèces sont en relation au sens évolutionniste », Denton marginalise l’un des plus beaux exemples de lignée évolutive pratiquement continue qui conduit des Reptiles mammaliens Pélycosauriens puis Thérapsides aux premiers Mammifères, ou interprète par défaut les tout premiers Tétrapodes, dont les caractères ichtyens sont délibérément ignorés.

De même, en l’absence de séquence parfaite d’étapes intermédiaires conduisant d’une structure à une autre (par exemple du poumon reptilien au poumon avien), Denton donne du poumon des Oiseaux une image caricaturale qui renforce son opinion, mais omet d’évoquer les arguments embryologiques qui pourraient la contrarier.

Dans ces conditions, il est évidemment faux de dire que « les faits de l’anatomie comparée n’apportent aucune preuve en faveur de l’évolution dans le sens où Darwin la concevait ».





Guillaume LECOINTRE

Laboratoire d’Ichtyologie et Service de Systématique moléculaire du Muséum. CNRS. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

Évolution et molécules : Denton en crise

Le chapitre 12 de l’ouvrage de Michael Denton Évolution : une théorie en crise, tente de démontrer que les données fournies par les séquences (d’acides nucléiques ou d’acides aminés) n’apportent en faveur du transformisme aucune preuve qui soit autre chose que le fruit de l’imagination du biologiste. On pourrait simplement l’ignorer et passer outre. Mais l’intérêt du chapitre réside dans les maladresses et les contradictions de la « démonstration ».

Grossière méprise ou artifice d’illusionniste ? Denton attribue aux darwiniens une technique de comparaison des séquences incompatible avec la reconstruction phylogénétique, le long d’un axe unique rappelant la grande Échelle leibnizienne des êtres. L’utilisation d’une distance entre deux séquences, expression numérique du vieux concept de « similitude globale », fait encore l’objet de discussions entre phylogénéticiens. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de ce débat dont les grands axes seront rappelés, l’utilisation des distances aboutit chez les phylogénéticiens à un arbre, graphe représenté en deux dimensions. Mais pas chez Denton. Lorsque Denton utilise les distances, c’est pour chercher sur une seule dimension les preuves chiffrées du transformisme. Les pourcentages de différence moléculaire sont sollicités en tant que mesure linéaire du degré d’évolution entre deux points, et donc comme instrument de découverte de l’« intermédiaire ». Bien entendu, l’auteur n’en trouve aucun – ce qu’il s’est du reste manifestement proposé –, et en tire l’argument majeur de son livre. Mais comment les darwiniens pourraient-ils prendre au sérieux cette « réfutation » fondée sur des outils qu’on leur attribue, et qu’ils récusent ? Chercher des intermédiaires – preuve dentonienne de l’évolution – avec des outils qui n’ont aucune chance d’en fournir : voilà un stratagème, qui, pour grossier qu’il paraisse aux yeux d’un systématicien, peut tromper le public non exercé auquel l’ouvrage est destiné. C’est ce qui justifie la présente mise au point.





Pascal TASSY

Laboratoire de Paléontologie des Vertébrés. Université Pierre et Marie Curie. Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

La critique cladistique du néo-darwinisme et comment s’en servir

Le cladisme, en tant que méthode de reconstruction de la phylogénie et outil de construction de classifications biologiques, s’est souvent opposé, parfois vivement, au néo-darwinisme, notamment à ses aspects taxinomiques. Les arguments des cladistes ont parfois été interprétés comme une critique du paradigme de l’évolution, ou même utilisés dans le cadre de mises en cause crypto-créationnistes de la biologie évolutive. On démonte cette rhétorique à travers l’examen d’un ouvrage à ce titre tout à fait exemplaire et, au demeurant, fort diffusé dans le monde anglo-saxon et en France : Evolution: A Theory in crisis (1985), de Michael Denton, traduit en français en 1988.





Yves BOULIGAND

Laboratoire d’Histophysique et de Cytophysique. École Pratique des Hautes Études. Institut de Biologie théorique. Université d’Angers.

Quelques ambiguïtés entretenues autour du thème de la sélection naturelle

Le rôle de la sélection s’étend au-delà de l’évolution biologique et concerne nombre de phénomènes qui ont leur lieu à l’intérieur comme en dehors du vivant. Rechercher les points communs des processus sélectifs permet de dissiper certaines difficultés soulevées par les critiques contemporaines.

Des mécanismes de sélection entrent en jeu en biologie du développement et dans le « fonctionnement » de systèmes purement physiques (nucléation et croissance des cristaux, choix entre la droite et la gauche, etc.). Nous en analyserons plusieurs exemples mettant en lumière des ambiguïtés ou des erreurs de langage, ce qui permettra de replacer plusieurs hypothèses de Darwin dans leur contexte originel, strictement scientifique.





Georges GUILLE-ESCURET

Biologie, Société et Culture. CNRS. Paris.

Darwinisme et synthèses : du hasard à la cohérence

Déclarer que le darwinisme se trouve en situation de crise ouverte n’est pas seulement effectuer un constat banal et vague. En général, cela revient aussi à masquer le caractère nécessaire, constructif et progressif de cette « crise » en l’assimilant à une menace pressante qui viendrait soudain peser sur l’avenir d’un darwinisme perçu et représenté comme une théorie achevée. Une confusion est en effet maintenue entre, d’une part, les informations scientifiques dont il a encadré la production, et, d’autre part, sa consistance éminemment méthodologique. Autrement dit, chaque fois que le darwinisme éclaire de lui-même une difficulté à résoudre ou qu’il fait apparaître un thème ou un champ de recherche inexploré, la tâche nouvelle à accomplir est aussitôt interprétée comme un indice, voire une « preuve » de son insuffisance fondamentale. Pourtant, la succession des différentes étapes de la connaissance biologique explicitement liées au darwinisme depuis la publication de L’Origine des espèces jusqu’à nos jours devrait suffire à montrer qu’en pratique son dynamisme scientifique réside essentiellement dans un programme méthodologique qui doit être pensé à une multitude d’étages. Choisir un niveau unique de la réalité où le darwinisme serait capable de défendre sa compétence synthétique équivaut à promouvoir une procédure absurde en vue de sa contestation comme de sa préservation.

On en étudiera ici une illustration singulièrement révélatrice : les tentatives faites pour installer le darwinisme sous la tutelle des actions du « hasard », moyennant une simplification aberrante de leur repérage. Une vision métaphysique s’associe évidemment à cette grossière schématisation et tente aussitôt d’orienter les intuitions de la recherche.




QUATRIÈME JOURNÉE


Les preuves du darwinisme. Bilan de la biologie de l’évolution. Illustrations et perspectives contemporaines.





Maxime LAMOTTE

Professeur honoraire à l’Université Paris VI. Directeur honoraire du Laboratoire de Zoologie de l’École Normale Supérieure.

Le déterminisme écologique des valeurs sélectives

Si Darwin a introduit dans l’histoire naturelle transformiste le concept de sélection naturelle, il ne pouvait évidemment pas, avant l’avènement de la génétique, comprendre les modalités fines de son déterminisme et de son action. Plus tard, ceux qui entreprirent de quantifier la notion de valeur sélective furent pour la plupart des généticiens de laboratoire ou des théoriciens très peu préoccupés par les conditions de vie des espèces au sein de leur milieu.

Ainsi coupée de l’analyse des contraintes écologiques du milieu naturel, la génétique des populations se développa, tout au moins à ses débuts, à partir d’hypothèses simplifiées à l’extrême. Ce n’est que tardivement qu’il fut reconnu, au cœur même des expériences de laboratoire, que la valeur sélective d’un allèle n’avait de sens que dans un contexte génomique donné, et dans les conditions déterminées du milieu où vit l’espèce.

Ces expériences de généticiens présentaient toutes malheureusement le biais de ne concerner qu’une seule espèce, toujours séparée du contexte biocénotique qui conditionne son existence dans la nature. Or, dans la réalité, c’est un changement de la composition spécifique des biocénoses que détermine d’abord, et très rapidement, toute modification du milieu physique. Ce n’est qu’ensuite, au cours des générations successives, qu’interviendra une adaptation par sélection naturelle de la structure génétique des diverses espèces concernées. Les phénomènes écologiques de compétition, de prédation, de parasitisme, de mutualisme précèdent et orientent, parce qu’ils sont beaucoup plus rapides, les mécanismes génétiques de sélection.

L’influence des facteurs du milieu sur les valeurs sélectives est en outre à l’origine d’effets fortuits d’importance majeure liés aux événements biogéographiques survenus à travers le monde depuis l’origine des temps géologiques.

La méconnaissance des facteurs écologiques − tout spécialement biotiques − a ainsi faussé considérablement l’étude des mécanismes de l’évolution, entraînant même un certain recul par rapport à la pensée, bien plus « naturaliste », de Darwin.





Armand de RICQLÈS

Laboratoire d’Anatomie comparée. Université de Paris 7. Chaire de Biologie théorique et Évolutionnisme. Collège de France.

De la paléontologie évolutionniste à la paléontologie phylogénétique : avatars et permanence du darwinisme

À la suite de la publication de L’Origine des espèces, le programme de recherche de la paléontologie est progressivement devenu « évolutionniste », au prix toutefois de multiples ambiguïtés. En effet, le projet darwinien initial intéressait aussi bien la reconstitution objective des « patterns » évolutifs (phylogénie) que celle des mécanismes (« processes ») évolutifs, fondés sur le jeu de la variation aléatoire triée par la sélection naturelle. Autrement dit, l’évolutionnisme darwinien recouvrait à la fois, partiellement, les aspects phénoménaux (historiques) et normatifs (mécaniques) de l’évolution. Darwin toutefois s’intéressa plus aux seconds qu’aux premiers. Si les mécanismes évolutifs qu’il a proposés demeurent, à bien des égards, d’une pertinence toujours actuelle, il a fallu attendre le troisième tiers du XXe siècle pour que les systématiciens mettent au point une méthodologie générale susceptible de répondre à l’exigence darwinienne d’une classification purement phylogénétique.

Entre-temps, toute une paléontologie « évolutionniste » s’est développée, qui a pu entretenir avec le darwinisme les rapports les plus variés. Compte tenu de la situation idéologique de la fin du XIXe siècle, le programme des évolutionnistes était alors d’apporter des « preuves matérielles » de la réalité de l’évolution. La paléontologie fut enrôlée à cet effet et a fourni à la vulgate évolutionniste l’une des « preuves » les plus puissantes de son argumentaire classique. Mais, simultanément, de nombreux paléontologues qui se déclaraient expressément évolutionnistes et adhéraient au programme de la reconstitution des preuves matérielles de l’évolution récusaient le darwinisme en tant que mécanisme explicatif de celle-ci... En revanche, les paléontologues adeptes du darwinisme, du néo-darwinisme, puis de la théorie synthétique de l’évolution ont contribué à édifier une « systématique évolutionniste » en se réclamant de la mécanique évolutive darwinienne. Or cette systématique s’est révélée gradiste et non phylogénétique, et donc incapable de répondre aux exigences émises en la matière par Darwin lui-même.

Au-delà des questions posées par la pertinence de la réponse darwinienne au problème général des mécanismes évolutifs, la confrontation entre héritiers (plus ou moins) légitimes de la pensée de Darwin dans les domaines de la paléontologie et de la systématique n’a été clarifiée qu’au cours des dernières années, avec le développement de la méthode phylogénétique (ou cladistique). Elle répond en effet à la fois à l’objectif darwinien de reconstitution de la généalogie des espèces et à l’exigence scientifique générale de réfutabilité des hypothèses.





Philippe JANVIER

CNRS. Laboratoire de Paléontologie du Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

Les fossiles et l’évolution

Bien que la compréhension des mécanismes de l’évolution biologique soit de nos jours, comme jadis pour Darwin, du ressort de la néontologie, une grande partie du public préfère à celle-ci les arguments issus de la paléontologie, qui sont peut-être plus directs, plus accessibles et plus proches du récit historique. C’est d’ailleurs pour cette raison que le « message des fossiles » est l’une des cibles favorites des créationnistes.

Cet impact des arguments paléontologiques sur le public, en particulier quant aux notions d’« origine », de « chaînon manquant », d’« extinction », est tel que les tergiversations, les désaccords ou la surévaluation des données par les paléontologues professionnels peuvent avoir, à terme, des effets néfastes sur la crédibilité des données paléontologiques. Il est donc important de cerner les propriétés exclusivement pertinentes aux fossiles, c’est-à-dire les données qu’ils sont les seuls à apporter, indépendamment de toute interprétation théorique. Ces propriétés sont au nombre de trois :

1. Des associations de caractères morphologiques qui n’existent plus dans la nature actuelle.

2. Un âge minimal pour un caractère et, donc, pour le taxon défini par ce caractère.

3. Une répartition géographique des taxons différente de leur répartition actuelle.

Ces trois propriétés suffisent à réfuter les thèses créationnistes de base, mais elles sont sans effet sur le choix de tel ou tel mécanisme de l’évolution biologique. Une partie des paléontologues attribuent aux fossiles des propriétés annexes qui en feraient des témoins des processus évolutifs (évolution phylétique, cladogenèse, équilibres ponctués). Cette lecture directe de l’évolution à travers les fossiles reste cependant tributaire de modèles établis par les néontologistes (génétique des populations, épigénèse, etc.). Les modèles paléontologiques de l’évolution, dont le temps est une composante unique et importante, demeurent néanmoins les plus vulnérables. Le principal défaut dans leur pouvoir est peut-être le postulat de l’identification de l’ancêtre fossile.





Alfredo Iglesias DIÉGUEZ

Centro de Investigacións Ramón Piñeiro. Département d’Histoire I de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle.

Josep Gibert CLOLS

Institut paléontologique « Miquel Crusafont » de Sabadell.

Origine topologique de l’Humanité et dispersion des Hominidés : les positions culturaliste et écologique dans le débat espagnol

Un berceau changeant : l’Asie, l’Europe, l’Amérique et l’Afrique ont été tour à tour considérées comme les berceaux de l’Humanité.





Jean-Pierre GASC

CNRS. Laboratoire d’Anatomie comparée du Muséum national d’Histoire naturelle. Paris.

La théorie darwinienne et l’évolution des systèmes fonctionnels complexes

Le problème de l’évolution de parties de l’organisme intégrées dans des systèmes complexes et intervenant au sein de fonctions essentielles a été discuté par Darwin, et a longtemps constitué un obstacle à l’acceptation de la valeur générale de sa théorie.

En effet, les premiers développements de la génétique et de l’embryologie expérimentale ne permettaient pas de dépasser l’argumentation développée en son temps par Cuvier autour de l’inflexibilité des relations entre fonctions et structures. Les approches actuelles, tant dans le domaine de l’étude des relations entre contraintes environnementales et organisation structurale que dans celui de la génétique du développement, permettent d’appliquer les mécanismes darwiniens à la compréhension de l’évolution des systèmes complexes.





Claude COMBES

Centre de Biologie et d’Écologie tropicale et méditerranéenne. CNRS. Université de Perpignan

Parasitisme et sélection naturelle

Sous peine de disparaître, tout être vivant évolue lorsque son environnement se modifie. L. Van Valen a bien montré, dès 1973, que dans la notion d’environnement les « autres » (les êtres vivants d’espèces différentes) occupaient un champ considérable (Van Valen, 1973).

Ce qui caractérise la relation entre une espèce parasite (au sens large) et une espèce hôte, c’est que l’autre est intimement et continuellement présent. À chaque génération, tous les parasites exploitent l’environnement-hôte, tandis qu’une partie notable de la population d’hôtes subit la pression de l’environnement-parasite. En outre, l’intimité du contact entre les phénotypes produits par deux génomes distincts confère à leur interaction une force considérable qui donne naissance à la sélection naturelle de deux catégories de caractères : a) tandis qu’il y a sélection chez le parasite de tout gène (ou de toute combinaison de gènes) favorisant la rencontre avec l’hôte, il y a sélection chez l’hôte de tout gène (ou de toute combinaison de gènes) défavorisant la rencontre avec le parasite ; b) tandis qu’il y a sélection chez l’hôte de tout gène (ou de toute combinaison de gènes) ayant pour effet d’éliminer le parasite, il y a sélection chez le parasite de tout gène (ou de toute combinaison de gènes) ayant pour effet de permettre sa survie.

Dans l’une et l’autre de ces « courses aux armements » – métaphore souvent utilisée pour caractériser ce type de processus –, le parasite et l’hôte, à la faveur de l’interaction prolongée entre leurs organismes, « manipulent » le phénotype de l’autre (Moore, 1995). Par exemple, en ce qui concerne la rencontre, le parasite peut provoquer des modifications de l’aspect ou du comportement de l’hôte qui augmentent la probabilité de transmission, tandis qu’en ce qui concerne la compatibilité, il peut produire des molécules qui diminuent l’efficacité de son système immunitaire.

L’émergence de nouvelles approches (biologie moléculaire, biochimie, dynamique et génétique des populations) a permis, au cours des dernières années, de mettre en évidence, dans les associations parasites-hôtes, une diversité étonnante d’adaptations qui n’étaient pas soupçonnées à l’époque de Darwin (Combes, 1995). Ces adaptations, tout particulièrement celles des parasites, témoignent à la fois de la richesse de la variabilité génétique et de l’efficacité des processus de sélection. On peut mettre certaines d’entre elles au rang des illustrations les plus convaincantes de la théorie de l’évolution.



Jean GÉNERMONT

Laboratoire de Biologie évolutive et Dynamique des Populations. CNRS. Université de Paris-Sud. Orsay.

La complexité de l’œil n’apporte aucun argument contre la théorie moderne de l’évolution

La remarquable uniformité de la structure de l’œil chez les Vertébrés a été souvent présentée comme prouvant l’apparition brutale de cet organe, dans toute sa complexité, dès l’émergence du phylum, alors que la conception dite néo-darwinienne prévoit au contraire une évolution en très nombreuses étapes discrètes, à partir d’un stade initial présumé simple, par le jeu de la sélection naturelle s’exerçant sur une variabilité génétique spontanée engendrée d’une manière aléatoire. Cette uniformité ne peut être contestée pour les représentants actuels du phylum, mais on ne dispose que de connaissances très imparfaites sur les yeux des formes anciennes, de telle sorte qu’il est en réalité impossible d’argumenter valablement à l’aide des seules données relatives aux Vertébrés.

C’est pourquoi il est intéressant de se tourner vers un autre phylum. L’étude comparative des espèces actuelles de Mollusques révèle parmi ces derniers une diversité considérable, allant de simples taches oculaires jusqu’à des yeux camérulaires d’une complexité tout à fait comparable à celle que l’on observe chez les Vertébrés. Il n’est, certes, en aucun cas possible de reconstituer avec précision la succession des états pris par les yeux dans quelque lignée évolutive que ce soit, mais l’on peut conclure sans risque à la très haute vraisemblance d’une évolution progressive, dans chacune d’elles, de la structure et du mode de fonctionnement de l’œil.





François GASSER

Laboratoire de Génétique cellulaire. Centre de Recherche INRA de Toulouse.

Les bases moléculaires de l’évolution de l’œil : conservatisme et innovation génétiques

La complexification de l’appareil de la vision, des récepteurs photosensibles les plus simples jusqu’aux formes hautement organisées existant chez les Insectes ou les Vertébrés, ont fait reconnaître à Darwin lui-même la difficulté de penser de telles réalisations comme dérivant uniquement du hasard et de la sélection naturelle.

L’évolution de l’œil est cependant à coup sûr une longue histoire génétique faite de tâtonnements et de réussites. Il paraît aujourd’hui légitime de penser qu’un petit nombre de mutations majeures contrôlant la morphogenèse oculaire ont pu faciliter les transformations constatées dans les différents phylums.

Des travaux récents et importants pour la compréhension de l’évolution de l’œil (Gehring et coll., 1995) mettent en lumière le rôle essentiel du gène majeur de régulation eyeless / Pax 6, qui est à lui seul capable d’induire la formation de l’œil à ommatidies chez la Drosophile. Ce gène a ses homologues chez d’autres Invertébrés. Il est conservé, avec un fort pourcentage d’identité de séquence, chez l’Homme et la Souris, où il joue également un rôle dans l’organogenèse oculaire, mais probablement beaucoup plus limité. D’autres gènes impliqués dans la formation de l’œil (Six 3...) ont été identifiés et le seront. Il faut donc s’attendre à ce que le réseau d’interactions hiérarchisées entre gènes-clés de régulation, tels que Pax 6, et gènes-cibles soit peu à peu établi au sein de l’ensemble des gènes nécessaires pour construire et faire fonctionner un œil.

On présentera donc ici l’état actuel des connaissances relatives au déterminisme génétique du développement de l’œil. Parallèlement, on s’appuiera sur les travaux d’embryologie expérimentale, notamment chez les Vertébrés. L’accumulation de ce type de données devrait, à terme, permettre de mieux comprendre comment la cascade des interactions géniques s’est modifiée pour conduire à la diversité des plans d’organisation actuellement observés.





Jean DEUTSCH

Laboratoire d’Évolution moléculaire. Université de Paris VI.

Les résultats inattendus de la biologie moléculaire du développement s’intègrent dans le cadre darwinien

Dans la première moitié du XIXe siècle, et malgré Lamarck, les différents plans d’organisation qui caractérisent les principaux phylums de Métazoaires paraissaient irréconciliables. C’est ainsi que Cuvier fut rivé au fixisme après en avoir proposé quatre pour l’ensemble des animaux. En effet, comment imaginer sans quelque difficulté une origine commune aux Vertébrés et aux Arthropodes, aux Échinodermes et aux Mollusques ?

Après l’avènement de la théorie darwinienne, les embryologistes, en vue de mettre un certain ordre dans le monde animal, commencèrent à utiliser différents critères d’embryologie précoce tels le nombre de feuillets embryonnaires, la situation du système nerveux, le devenir du blastopore, le type de segmentation, la structure de la larve, etc. Une classification instruite en résulta, mais il y eut beaucoup de spéculation pour peu de faits.

La biologie moderne du développement apporte un soutien considérable au concept de l’unité d’origine des Métazoaires en montrant que, quel que soit le plan d’organisation, les structurations antéro-postérieure et dorso-ventrale sont réalisées chez les animaux à symétrie bilatérale par les mêmes instrumentations génétiques. Ainsi l’étude comparée des gènes comme l’étude comparée de leur domaine d’expression renforcent – s’il en est encore besoin – l’idée de descendance avec modification.





Jean-Jacques KUPIEC et Pierre SONIGO

Institut Cochin de Génétique Moléculaire. CNRS.

Du génotype au phénotype : instruction ou sélection ?

Pour la biologie réductionniste, les structures macroscopiques sont produites par l’intégration de toutes les interactions moléculaires. Du fait du caractère spécifique de chaque interaction moléculaire, à un ensemble de molécules ne peut correspondre qu’une seule structure. Nous proposons ici une thèse alternative. Les interactions moléculaires ne sont pas spécifiques. À un ensemble de molécules peuvent correspondre plusieurs structures macroscopiques, qui ont chacune une probabilité de se réaliser. Dans ce cadre, la production d’un phénotype à partir d’un génotype est le résultat d’un processus de sélection parmi toutes les structures potentielles.





Michel GILLOIS

Laboratoire de Génétique cellulaire. Centre de recherche INRA de Toulouse.

Les modèles dynamiques de l’évolution

Les êtres vivants sont distribués le long d’une arborescence. La complexité de leur anatomie et de leur embryologie s’accroît en règle générale lorsque l’on s’avance de la racine vers l’extrémité des embranchements. Les liens ancestraux tissés par la reproduction, les datations stratigraphiques et physiques de la paléontologie plongent cette arborescence dans le temps : l’évolution est une dynamique. Pour en rendre compte, des propositions rationnelles ont été émises par Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, puis Darwin.

Les propositions darwiniennes ont nourri des modélisations mathématiques, utilisant principalement la notion de fitness : coévolution démographique d’espèces sympatriques (Lotka, Volterra, Kosticyn), variation des fréquences géniques (Fisher, Wright, Malécot), variation des caractères quantitatifs héréditaires (Fisher, Haldane, Kempthorne). Certains de ces résultats ont été intégrés soit à la théorie synthétique de l’évolution (Huxley), soit à la théorie neutraliste de l’évolution moléculaire (Kimura).

Tous ces résultats, ainsi que les théories qui en découlent, portent la marque des contingences historiques qui les ont vues naître. Actuellement, le front des recherches s’est déplacé vers les dynamiques acquisitives de l’évolution, les contrôles génétiques de l’embryogenèse et de la morphogenèse, les dynamiques sélectives avec apprentissage et mémorisation. En conséquence, la théorie darwinienne de l’évolution se modifie en intégrant certaines des propositions de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.

LE LIVRE DU CONGRÈS

POUR DARWIN

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Édité par les Presses Universitaires de France (PUF), 1997

éditrices de

DARWINISME ET SOCIÉTÉ (1992)

et du

DICTIONNAIRE DU DARWINISME ET DE L’ÉVOLUTION (1996)

publiés sous la direction de Patrick TORT